lundi, août 28, 2006

EXTRACTIONS-QUARANTE-DEUX

William Burroughs
Edition originale, Naked Lunch, 1959
Le festin nu - Editions Gallimard, 1964


"Le cri jaillit de sa chair, traversa un désert de vestiaires et de dortoirs à soldats, et l’air moisissant de pensions saisonnières, et les couloirs spectraux de sanatoriums de montagne, l’odeur d’arrière cuisine grise et grognonne et graillonnante des asiles de nuit et des hospices de vieillards, l’immensité poussiéreuse de hangars anonymes et d’entrepôts de douane – traversa des portiques en ruine et des volutes de plâtre barbouillé, des pissoirs au zinc corrodé en une dentelle transparente par l’urine de millions de lopettes, des latrines abandonnées aux mauvaises herbes et exhalant des miasmes de merde retournant en poussière, des champs de totems phalliques dressés sur la tombe de nations moribondes dans un bruissement plaintif de feuilles sous le vent – traversa encore le grand fleuve aux eaux boueuses où flottent des arbres aux branches chargées de serpents verts, et de l’autre côté de la plaine, très loin, des lémuriens aux yeux tristes contemplent les rives, et on entend dans l’air torride le froissement de feuilles mortes des ailes de vautours… Le chemin est jonché de préservatifs crevés et d’ampoules d’héroïne vides et de tubes de vaseline aplatis, aussi secs que l’engrais d’or sous le soleil d’été…"

READ DURING WEEK 31&32/06
Les autres extractions du livre, ici.

ENGLOUTI


Sept heures du matin, 1850 mètres d’altitude. Toute la vallée a disparu, à se demander si elle a jamais existé. Peut-être est-elle chaque matin le fruit de ma propre imagination, peut-être ne s’offre t’elle à moi qu’à partir d’une certaine heure, dématérialisation complète la veille pour se rassembler le lendemain avant les premiers rayons ; mon réveil aux aurores l’a-t-elle pris de vitesse, et est-ce cachée derrière la brume qu’elle réagence fébrile ses molécules comme une danseuse de l’alcazar entre deux levés de rideaux nocturnes ?
Dans la brume matinale, je découvre l’expression incomplète des pins, des sapins, des mélèzes, des épicéas, formes noirâtres qui se découpent seules en pointillés dans l’immensité d’un verre de lait. Et toutes ces fleurs sauvages dont je ne connais que les couleurs. Le village en contrebas n’existe plus pour l’instant, comme tous ces villages enfouis sous l’eau des barrages où nagent encore ce matin, et pour encore longtemps, les souvenirs de gens qui ont laissé derrière eux les pas qui marquaient leur quotidien, les ombres sépia de leurs ancêtres, les songes immobiles des murs des bergeries, le sourire serviable d’une boulangerie, la charité d’une fontaine, les pas de danse des ruisseaux, les ruminements des rousses vaches tarines, les échos de leurs clarines, et le son perdu du frottement des ailes de sauterelles amoureusement noyées dans les lacs artificiels.
Un dense rideau de pluie rompt toute habitude avant que je n’en prenne, m’aidant ainsi à étalonner une millième fois la sensation de mes propres sensations ; m’élever, tel un poisson rouge qui se rendrait compte qu’il y a de l’eau dans son bocal. Je vide seul l’eau de celui dans lequel on attendait que je me noie, avide d’en découvrir ne serait-ce qu’instinctivement les contours indistincts.

Dans nos secondes ultimes de vie, les derniers instants lagunaires d’un cerveau en pleine autarcie laissent-ils apercevoir aussi les frontières inconnues du verre, d’un lac, de l’univers, sans aucune retenue ?


[Intra-Muros] [19]

EXTRACTIONS-QUARANTE-ET-UN

Walter Tevis

Loin du pays natal - Editions Denoël, Présence du futur, 1982


"Séjournant ici, dans les limbes, j’ai découvert que je pouvais revenir apporter des changements à ma vie passée. J’ai calculé qu’il s’est écoulé dix-sept ans depuis le jour de ma mort à Columbus dans l’Ohio. Il y a environ deux ans que j’ai appris à retourner vers différents moments de mon existence pour les rectifier. C’est une tâche difficile, mais gratifiante. Et à quoi d’autre un mort pourrait-il s’occuper ?"

READ DURING WEEK 29&30/06
Les autres extractions du livre, ici.

dimanche, août 20, 2006

PHARMACOLOGIE


Il me demande une nouvelle fois si ‘Monsieur’ souhaite reprendre une cigarette. Le décalage est flagrant entre ses yeux bridés, sa peau sans teint ni couleur vraiment définissables, et son français impeccable de sommelier au Clarion. Mais dans les rêves, j’ai appris à ne plus me poser de questions. Je refuse son offre d’un mouvement explicite de la tête, qu’il copie immédiatement en me souriant. Au bout de ces quelques heures passées ensemble à errer dans Shanghai, je me suis habitué à sa présence épisodique, sans même chercher à comprendre avec quelles rues coïncident ses apparitions. Jamais là pour m’indiquer où trouver l’équivalent d’une pharmacie, toujours là pour m’empoisonner la vie. Au sens propre, comme au sens figuré.
La porte est grande ouverte et la petite vieille semble somnoler, les mains posées sur sa tête, la chevelure longue et grisonnante baignant sur le comptoir rouge vermeil. Son visage est ridé, des marques profondes dont je vous ménagerai la description, que je préfère appeler rides de peur de leur trouver leurs vrais noms ; elle est méconnaissable, même pour l’inconnu que je suis ; sens défiguré. J’ignore si elle s’exprime aussi bien en français que mon porte–cigarettes, resté accroupi devant l’entrée. Je la sais sentir ma présence bien qu’elle garde pour l’instant les yeux fermés. Tous les meubles de la pharmacie sont de ce rouge vermeil qui semble si bien rappeler qu’ici on combat la maladie ; des étagères et des casiers courent sur les murs et disparaissent vers le plafond que je n’arrive pas à distinguer, car deux bandes noires sont venues s’incruster en haut et en bas de mon champ de vision, et mon rêve est désormais sous-titré en polonais. Ou en Hongrois. Ou une langue dans ce goût là. Ce marché privé de la guérison collectionne bon gré mal gré des bocaux au verre opaque et épais, et une nouvelle fois je n’ose m’avouer le nom des formes organiques humides ou desséchées, filandreuses ou grotesquement patatoïdes, immobiles ou animées, moulues ou démoulées, même si les bocaux posés au sol dans l’entrée contiennent à l’évidence des araignées, des rats, des chenilles, des larves grillées, ou encore des pièces de rechange pour corbeaux désemparés. Des serpents. L’œil droit de la vieille ne s’ouvrira jamais. A y repenser maintenant, peut-être était-ce le gauche.
Dans une langue que j’entends pour la première fois, elle semble me dire que mon état a empiré. Elle m’observe et semble admirer sur mon front, mes joues, mes bras, des cicatrices qu’elle seule peut voir –même si je n’ai plus rien à cacher- ; des cicatrices anciennes qui se sont refermées, et des balafres récentes dont l’état ne cesse de se détériorer. Elle pose ses mains sur ces tracés imaginaires, elle qui a le don de projeter sur l’extérieur de mon corps ce qui s’y passe à l’intérieur. Les bocaux disparaissent un a un, il n’en restera bientôt plus aucun. Je lui parle de toi, lui demande des comprimés à base de toi, ou une tisane à tes extraits. Désespéré, je lui montre ta photo que j’ai déchirée dans ton passeport. Elle me sourit, comme pour me laisser comprendre que je ne suis pas le premier. Pas le premier à souffrir de toi. Ou pas le premier à souffrir de ça ? Mes jambes s’affaissent, elle se dirige vers l’arrière boutique et éteint son magasin en effleurant du regard un interrupteur. Dans la fraction qui précède le noir absolu, j’entraperçois, épinglée au mur, une photo de moi.

A quelle heure de ce rêve étais-tu toi aussi passée par là ?


[Intra-Muros] [18]

jeudi, août 17, 2006

EXTRACTIONS-QUARANTE

Antoine Volodine

Des anges mineurs - Fiction & Cie, Editions du Seuil, 1999


"Sophie Gironde S’accostait à moi, rien de funeste ne surgissait, rien ne venait soudain nous séparer avec violence et, tandis que nos respirations s’unissaient, je pouvais sentir, à travers l’étoffe quand il y avait entre nous une épaisseur d’étoffe, la disponibilité de sa peau et même, rendant secondaires les harmonies physiques, la disponibilité de sa mémoire, car nous étions, le temps d’une vacillation, posés à la margelle des mots, ne disant rien et ensemble frissonnant, comme prêts à aller mentalement de l’un à l’autre."

READ DURING WEEK 27&28/06
Les autres extractions du livre, ici.

mercredi, août 16, 2006

PEAU-AIME-(25)

Parle moi des naufrages,
qu'on va faire à nos frais.
Tes soupirs, ton corps sage,
et tes mains apeurées.
De cet amour indolore,
puisqu'il n'a pas commencé.
De la culpabilité,
de la légitimité,
de mes baisers sur tes épaules,
à l'ombre d'un saule. Eploré.

Impassible, la saison sèche se dessine.
Intengible, la morte scène des passés.

Et nos présents,
des futurs proches.
Equidistants, maintenant.


[Question de temps] [Voiker]

SAME-PLAYER-SHOOT-AGAIN


Eté meutrier. Et puis...
Reprise des activités neuro-électro-toxiques ce jour.
Poster. Sans timbre ni trompettes. Juste des textes, des idées.

Souvenirs épars, intenses, précis,
extraits d'un présent déjà si cruellement absent.

Je l'ai vu, le dragon; je me souviens de son parfum, effluves de tulipe bleue.
Dans une chapelle, un piano à queue, Raphael, chanson pour Patrick Dewaere.
Il m'a brûlé. Mes doigts pleuraient.
Flammes qui brûlent et me consument à l'intérieur, à jamais.

A jamais.

dimanche, août 06, 2006

PEAU-AIME-(24)

Parfois quand je respire à fond,
Je sens pointer une douleur.
Peut-être un cancer du poumon
Qui prépare mon heure avant l’heure.

Plaçant une main sur ma poitrine,
Rêvant que ces doigts fussent les tiens,
J’espère encore mais je devine,
Las, qu’il n’en sera jamais rien.

Une insolente lucidité
Plus douloureuse que ma douleur
Dont je hais la rapidité
A détruire l’esquisse du bonheur.

J’effleure le mur peint à la chaux
D’un doigt hésitant, indécis,
Et j’en ressens tous les défauts
Qui me renvoient à qui je suis.

Vivre sans toi ; intempéries.
Mourir sans toi. Instant terrible.
Je ne sais de ces deux tueries
Laquelle sera la plus pénible.

Table blanche, ronde ou carré,
Un dernier petit-déjeuner ;
Je te lirai tous ces poèmes
Qui ont la chance que tu les aimes.

Et tournant la page au matin,
Tu oseras me dire enfin
L’endroit d’où provient ce doux leurre :
De mes poumons ou de mon cœur.

[Douleur] [Voiker]