L’accès du site s’effectuerait en empruntant un long chemin ; et cette longueur se justifierait, non pas pour infliger aux visiteurs un effort physique méritoire, ni pour étendre le temps et lui imposer une attente illusoire. Cette longueur se définira d’elle-même, et sa durée sera celle du temps qu’il faut pour effacer avec une gomme tout ce que l’on a fait, dit ou pensé.
Le premier coup d’œil devrait permettre, même à un aveugle, de ressentir le lieu dans sa totalité ; le second, et le troisième ne devraient déroger à cette règle ; à aucun moment le visiteur ne pourrait se perdre dans l’examen contemplatif d’un détail. Nulle frise, nulle enluminure, nulle sculpture, nul travail minutieux d’un artisan, quel que fut son corps de métier. Le lieu s’imposera de lui-même pour n’être vécu que dans sa globalité.
Les formes purifiées introuvables à l’état naturel, même sous la lente érosion des siècles, leur agencement, leur dimension, leur espacement, leur cohésion, engendreraient chez les hommes, comme chez les animaux, cette solitude que ressent la poussière balayée au fond du Grand Canyon, cette langueur inexplicable des vagues sur les côtes de l’Ile de Pâques, cette immobilité brûlante du soleil sur les pans des Pyramides, ce sentiment d’appartenance de chacune des pierres de la muraille de Chine, cette acceptation de la fatalité de l’iceberg dérivant dans l’Antarctique, cet enracinement inébranlable des arbres dans le temple d’Angkor, cette portée mystique des alignements de Stonehenge. Mais en aucun cas le site ne portera d’élément, de symbole, de trace ostentatoire ou suggérée permettant à un futur archéologue, au quatrième millénaire, de dériver vers l’édification infondée d’une explication historique, d’une interprétation religieuse, politique ou d’un simple culte des morts.
Les formes des formes feraient peut-être débat. Mais j’imposerai la spatialité d’un monolithe kubrickien, les volumes obliques dégravitées de Tom Cranham pour la Tyrell Corporation. Quant aux matériaux, ils proviendront, en substance, après analyse de tous ces vestiges qui tendent encore des ponts vers le passé, de ces carrières où les blocs de pierres, si tenaces, peuvent défier l’immortalité, comme le fait parfois la transcendance d’une idée.
Dans le crissement strident du train qui ralentit, l’homme me prit la main, le regard mendiant, puis il me dit : « Cela fait… cela fait si longtemps que rien n’a été construit à la mesure de l’existence. Tous ces gens qui regardent ces monuments anciens, ce nécessaire besoin de se mettre en perspective sur le fil chronologique de l’histoire humaine. Mais jamais encore d’édifice à la mesure de l’invariable, du permanent, de la patience et du présent ; un site sans fonction, sans référence, mais monumental, post-historique. Juste le monument du cours des jours qui passent. »
Juste une petite plaque, une épigraphe, « Le grand monument du petit homme inconnu ».