Il me demande une nouvelle fois si ‘Monsieur’ souhaite reprendre une cigarette. Le décalage est flagrant entre ses yeux bridés, sa peau sans teint ni couleur vraiment définissables, et son français impeccable de sommelier au Clarion. Mais dans les rêves, j’ai appris à ne plus me poser de questions. Je refuse son offre d’un mouvement explicite de la tête, qu’il copie immédiatement en me souriant. Au bout de ces quelques heures passées ensemble à errer dans Shanghai, je me suis habitué à sa présence épisodique, sans même chercher à comprendre avec quelles rues coïncident ses apparitions. Jamais là pour m’indiquer où trouver l’équivalent d’une pharmacie, toujours là pour m’empoisonner la vie. Au sens propre, comme au sens figuré.
La porte est grande ouverte et la petite vieille semble somnoler, les mains posées sur sa tête, la chevelure longue et grisonnante baignant sur le comptoir rouge vermeil. Son visage est ridé, des marques profondes dont je vous ménagerai la description, que je préfère appeler rides de peur de leur trouver leurs vrais noms ; elle est méconnaissable, même pour l’inconnu que je suis ; sens défiguré. J’ignore si elle s’exprime aussi bien en français que mon porte–cigarettes, resté accroupi devant l’entrée. Je la sais sentir ma présence bien qu’elle garde pour l’instant les yeux fermés. Tous les meubles de la pharmacie sont de ce rouge vermeil qui semble si bien rappeler qu’ici on combat la maladie ; des étagères et des casiers courent sur les murs et disparaissent vers le plafond que je n’arrive pas à distinguer, car deux bandes noires sont venues s’incruster en haut et en bas de mon champ de vision, et mon rêve est désormais sous-titré en polonais. Ou en Hongrois. Ou une langue dans ce goût là. Ce marché privé de la guérison collectionne bon gré mal gré des bocaux au verre opaque et épais, et une nouvelle fois je n’ose m’avouer le nom des formes organiques humides ou desséchées, filandreuses ou grotesquement patatoïdes, immobiles ou animées, moulues ou démoulées, même si les bocaux posés au sol dans l’entrée contiennent à l’évidence des araignées, des rats, des chenilles, des larves grillées, ou encore des pièces de rechange pour corbeaux désemparés. Des serpents. L’œil droit de la vieille ne s’ouvrira jamais. A y repenser maintenant, peut-être était-ce le gauche.
Dans une langue que j’entends pour la première fois, elle semble me dire que mon état a empiré. Elle m’observe et semble admirer sur mon front, mes joues, mes bras, des cicatrices qu’elle seule peut voir –même si je n’ai plus rien à cacher- ; des cicatrices anciennes qui se sont refermées, et des balafres récentes dont l’état ne cesse de se détériorer. Elle pose ses mains sur ces tracés imaginaires, elle qui a le don de projeter sur l’extérieur de mon corps ce qui s’y passe à l’intérieur. Les bocaux disparaissent un a un, il n’en restera bientôt plus aucun. Je lui parle de toi, lui demande des comprimés à base de toi, ou une tisane à tes extraits. Désespéré, je lui montre ta photo que j’ai déchirée dans ton passeport. Elle me sourit, comme pour me laisser comprendre que je ne suis pas le premier. Pas le premier à souffrir de toi. Ou pas le premier à souffrir de ça ? Mes jambes s’affaissent, elle se dirige vers l’arrière boutique et éteint son magasin en effleurant du regard un interrupteur. Dans la fraction qui précède le noir absolu, j’entraperçois, épinglée au mur, une photo de moi.
A quelle heure de ce rêve étais-tu toi aussi passée par là ?