mardi, janvier 17, 2006

SEVEN-DAYS-IN-INDIA (I/II)

7-14 janvier 2006
Mumbai - Pune - Delhi - Chennai


Un bruit lourd et un peu étouffé, comme celui que ferait une grosse cuillère en bois en heurtant le fond d'une casserole encore pleine de soupe. Un cri rauque, guttural mais aigu, qui vient du fin fond de la gorge, peut-être même de l'estomac. Et puis plus rien. Je tourne lentement la tête vers Ahn, un ami coréen en poste à Chennai pour un équipementier automobile coréen. Il continue à regarder devant lui, la nuque de son chauffeur, peut-être. Aucun de nous trois ne s'est retourné, je vois dans le rétroviseur intérieur les yeux du chauffeur indien qui à deux ou trois reprises essaie de connaître la fin de l'histoire. On vient d'écraser un chien. Un jeune chien, peut-être un an, pas plus. Il traversait la chaussée en diagonale, d'une manière nonchalante, le chauffeur a ralenti, pas assez. On était en retard, l'heure tournait, le chauffeur avait voulu tenter au flair une route pour nous ramener sur Chennai après avoir visité un ancien temple du XIIème siècle, pied nu et costard. On avait pratiquement rejoint l'autoroute que l'on pouvait enfin apercevoir là-bas sur la droite, après s'être longuement perdu dans la campagne, traversé des villages faits de rien ou presque, des huttes recouvertes de branchage, des routes défoncées, notre Hyundai qui ne dépassait pas le 20km/h, le chauffeur qui tapotait nerveusement sur son volant, mon ami qui par moment récitait de longues phrases en coréen, sûrement pas des compliments. Et la chaleur.

J'ai de la peine pour ce chien. Et j'en ai aussi beaucoup pour la petite fille aux beaux yeux qui ne le prendra plus dans ses bras le soir. Une petite fille qui n'avait probablement rien, sauf peut-être l'affection de ce chien.

Je termine ma semaine en Inde par cette expérience abrupte et pleine d'immédiateté. Dans ce pays où la vie n'a pas d'importance, parce qu'au delà d'un milliard de personnes, qui ou qu'est-ce qui peut bien avoir de l'importance ? 84.000 divinités répertoriées, 18 langues officielles, 16.000 dialectes, des religions, des castes, des communautés. Des vaches sacrées, des éléphants peinturlurés, des chèvres et des cochons, des enfants à moitié nus, des femmes éclairantes de beauté, certaines très éclairées ("tu devrais regarder 'être et avoir' c'est un très bon film" me conseillera l'une d'elle en français lors d'un dîner). Shiva est la première des divinités vénérées en Inde. Shiva, c'est le danseur dans son grand cercle, loin devant Vishnu qui se repose à l'ombre des cinq serpents. Un Dieu qui danse. Moi qui le prenait et le prendrait toujours pour une fille. On est loin du Gérard Majax cloué sur sa croix. C'est clairement plus facile et certainement salvateur, dans un tel monde, de démarrer la journée avec une image nettement et tellement plus positive.

The symbolism of Shiva (Siva Nataraja) is religion, art and science merged as one. In God's endless dance of creation, preservation, destruction and paired graces is hidden a deep understanding of our universe. Bhashya Nataraja, the King of Dance, has four arms. The upper right hand holds the drum from which creation issues forth. The lower right hand is raised in blessing, betokening preservation. The upper left hand holds a flame, which is destruction, the dissolution of form. The right leg, representing obscuring grace, stands upon Apasmarapurusha, a soul temporarily earth-bound by its own sloth, confusion and forgetfulness. The uplifted left leg is revealing grace, which releases the mature soul from bondage. The lower left hand gestures toward that holy foot in assurance that Siva's grace is the refuge for everyone, the way to liberation. The circle of fire represents the cosmos and especially consciousness. The all-devouring form looming above is Mahakala, "Great Time." The cobra around Nataraja's waist is kundalini shakti, the soul-impelling cosmic power resident within all. Nataraja's dance is not just a symbol. It is taking place within each of us, at the atomic level, this very moment. The Agamas proclaim, "The birth of the world, its maintenance, its destruction, the soul's obscuration and liberation are the five acts of His dance."

De l'aube au crépuscule, la vie c'est la rue; la rue, c'est la vie. Tout y grouille, comme des têtards multicolores qui cherchent un sens à aujourd'hui, et seulement aujourd'hui. Demain c'est loin. Des voitures, des vélos, des motos, peu de casques, des charrettes tirées par des vaches, des vaches tout court, des camions, des bus, tout ce monde dans les deux sens, dans le bon sens et à contre sens, peu de marquage au sol, sur des routes bordées et débordées d'ordures, ponctuées de panneaux de signalisation tordus, de feux bancals, de publicité pour Coca-Cola. Les sens n'ont aucun sens. Aucune importance: 80.000 morts par an sur les routes. Mais le plaisir des sens, les bruits, les odeurs, et les couleurs. Surtout les couleurs: l'Inde, le pays où les femmes sont couleurs, drapées dans leur Saari, magnifiquement dignes. Le pays où la pauvreté est couleur aussi. 80% de la population gagne moins de 2 dollars par jour. A Mumbai, 15 millions de personnes dont 60% dans des bidonvilles. Ils seront 25 millions en 2010. Soit 10 millions de pauvres de plus, car comme dans toute démocratie qui se respecte, seuls les riches s'enrichiront. Et ça les riches l'ont sûrement déjà bien compris.

A choisir, j'aurais préféré que notre chauffeur écrase un américain plutôt qu'un chien. Comme celui à qui je prêtais du feu à la sortie de la navette entre les aéroports domestique et international de Delhi, une navette ou l'on entassait sans distinction les voyageurs et leurs bagages. "I work for Dell Computers" me dit-il. "Do you have any manufacturing sites in India ?" Lui demandais-je. "No, but we employ 9.000 people in this country. We have our call-centers here, and all of our softwares development. Cost is very important for a company like ours". Reprise de volé dans la surface de réparation: "it means 9.000 jobs flying away from US...!?" lui lançais-je. "Productivity is also better here" conclut-il. Je luis fait alors une passe: "Indian people you employ are also well paid thanks to company like yours...". Et lui de donner les chiffres: "Yes, they make between 5.000 and 8.000 USD per year depending on how long they've been working for us". Globalisation: ironie cynique du XXIème siècle, où le seul objectif valable d'aider au développement de pays moins avancés n'est absolument pas poursuivi. Réduction des coûts. Multiplication des coups. Au moral. En en parlant avec une indienne, trouvant géniale la globalisation en marche, je lui demandais d'imaginer le jour où, quand elle passerait un coup de fil à un service quelconque, quelqu'un basé au Laos lui répondrait, et quand elle ferait ses courses au supermarché du coin tous les produits seraient badgés 'Made in Cambodia'. J'ai lu dans ses yeux qu'elle venait de comprendre quelque chose.

L'Inde reste encore très proche de l'image floue et mélancolique que je garde des films de Fritz Lang "Le Tigre du Bengale (1958)" et "Le tombeau Indou (1959)". L'Inde est humaine, les indiens sont respectueux, gentils, et une flamme autre que celle de l'argent brille au fond d'eux. Rien à voir avec les chinois, aigris et déjà mentalement pervertis. J'ai presque envie de croire que les indiens sont heureux. Eux. Et tellement encore loin, me semble-t-il, de ce que nous sommes devenus: (transcrit de 'Fight Club', un prochain papier suivra):

"Like so many others, I had become a slave to the Ikea nesting instinct.
If I saw something clever, like a little coffe table in the shape of a yin-yang, I had to have it.
I’d flip through catalogues and wonder « what kind of dining set defines me as a person ? »
I had it all. Even the glass dishes with tiny bubbles and imperfections, proof that they were crafted by the honest, hard-working, indigenous peoples of…wherever."

J'atterris à Roissy à 5h45 du matin le samedi 14 janvier 2006. Je lutte contre le sommeil pour honorer un rendez-vous avec mon banquier à 9h00, histoire de l'engueuler sur la médiocrité du relationnel client à la BNP. J'apprendrai au cours de la conversation, riche d'enseignements pour lui, que quand vous les appelez sur leur 0.800, vous parlez avec quelqu'un quelque part en Afrique du Nord.

Faut-il aussi écraser les français ?

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