jeudi, mars 29, 2007

MONUMENT


Il a disparu, se levant aussi maladroitement que lorsqu’il s’était assis près de moi deux heures auparavant, et je ne l’ai jamais revu ; j’ai gardé son écharpe, oubliée sur le porte-bagages au-dessus de nos têtes, le souvenir lointain de ses sourires timidement embarrassés, et son idée, qui s’est faite mienne avec le temps, et tel était peut-être son dessein originel. Peut-être ne suis-je qu’un messager supplémentaire, un passeur de plus, le suivant, convié par le hasard du numéro d’une place de train, à prendre le relais ; car je préfère me présenter les choses ainsi, soucieux de m’éviter de devoir porter le fardeau d’un choix délibéré, motivé de sa part, envers ma personne. Peut-être l’idée était-elle sienne mais avait-il fini par baisser les bras, sans pour autant m’inciter à penser de la sorte ; peut-être en suis-je réduit aujourd’hui à transmettre pour cette même raison ce que lui m’avait transmis ; peut-être suis-je lui. Je n’ai qu’une seule et modeste requête, mineure, envers celui qui d’aventure se laissera séduire comme je le fus par cette idée folle, et qui saura –lui- la faire sortir de terre ; une petite plaque, une épigraphe, « Le grand monument du petit homme inconnu ».

L’accès du site s’effectuerait en empruntant un long chemin ; et cette longueur se justifierait, non pas pour infliger aux visiteurs un effort physique méritoire, ni pour étendre le temps et lui imposer une attente illusoire. Cette longueur se définira d’elle-même, et sa durée sera celle du temps qu’il faut pour effacer avec une gomme tout ce que l’on a fait, dit ou pensé.

Le premier coup d’œil devrait permettre, même à un aveugle, de ressentir le lieu dans sa totalité ; le second, et le troisième ne devraient déroger à cette règle ; à aucun moment le visiteur ne pourrait se perdre dans l’examen contemplatif d’un détail. Nulle frise, nulle enluminure, nulle sculpture, nul travail minutieux d’un artisan, quel que fut son corps de métier. Le lieu s’imposera de lui-même pour n’être vécu que dans sa globalité.

Les formes purifiées introuvables à l’état naturel, même sous la lente érosion des siècles, leur agencement, leur dimension, leur espacement, leur cohésion, engendreraient chez les hommes, comme chez les animaux, cette solitude que ressent la poussière balayée au fond du Grand Canyon, cette langueur inexplicable des vagues sur les côtes de l’Ile de Pâques, cette immobilité brûlante du soleil sur les pans des Pyramides, ce sentiment d’appartenance de chacune des pierres de la muraille de Chine, cette acceptation de la fatalité de l’iceberg dérivant dans l’Antarctique, cet enracinement inébranlable des arbres dans le temple d’Angkor, cette portée mystique des alignements de Stonehenge. Mais en aucun cas le site ne portera d’élément, de symbole, de trace ostentatoire ou suggérée permettant à un futur archéologue, au quatrième millénaire, de dériver vers l’édification infondée d’une explication historique, d’une interprétation religieuse, politique ou d’un simple culte des morts.

Les formes des formes feraient peut-être débat. Mais j’imposerai la spatialité d’un monolithe kubrickien, les volumes obliques dégravitées de Tom Cranham pour la Tyrell Corporation. Quant aux matériaux, ils proviendront, en substance, après analyse de tous ces vestiges qui tendent encore des ponts vers le passé, de ces carrières où les blocs de pierres, si tenaces, peuvent défier l’immortalité, comme le fait parfois la transcendance d’une idée.

Dans le crissement strident du train qui ralentit, l’homme me prit la main, le regard mendiant, puis il me dit : « Cela fait… cela fait si longtemps que rien n’a été construit à la mesure de l’existence. Tous ces gens qui regardent ces monuments anciens, ce nécessaire besoin de se mettre en perspective sur le fil chronologique de l’histoire humaine. Mais jamais encore d’édifice à la mesure de l’invariable, du permanent, de la patience et du présent ; un site sans fonction, sans référence, mais monumental, post-historique. Juste le monument du cours des jours qui passent. »

Juste une petite plaque, une épigraphe, « Le grand monument du petit homme inconnu ».





[Intra-Muros] [39]

mercredi, mars 28, 2007

EXTRACTIONS-CINQUANTE-TROIS

----- Pierre Sansot / Ce qu’il reste
----- Editions Payot & Rivages, 2006


« Les personnes bien intentionnées nous demandent de nous préparer à notre mort. Quelle extravagance : autant demander à un candidat de préparer un examen auquel de toute manière il ne se présentera pas puisque la pensée de la mort et l’expérience de la mort n’ont pas grand rapport.»

READ DURING WEEK 02&03/07
Les autres extractions du livre, ici.


dimanche, mars 25, 2007

ARMAND-EST-MORT


Hier, douce chaleur interrogatrice d’un mois de mars de durée enfin stable et identique sur les calendriers, même si ceux-ci ne sont plus imprimés, désormais. J’ai l’impression qu’hier, Armand est mort, et je ne sais même pas si c’est vrai. Ces deux femmes que j’ai croisées devant le Distributeur de Pain Conformément Modifié parlaient de lui à l’imparfait, et je n’ai pas osé leur demander s’il s’agissait de celui que je connais. Aujourd’hui, les pieds gelés dans mes bottes essayent de fuir leur appartenance à un système sensoriel élaboré sur plusieurs millions d’années, un système qui, lui, ne m’appartient que depuis quelques milliers de journées. Alors que je franchis le seuil de la Station Ponctuelle de Simulation Structurante et Sociale, sans vraiment me rendre compte de ce que je fais, le barman salue, rétif, se sert un café : jus onctueux de couleur vert pastel, la chaleur qui s’en dégage est rassurante ; on sert ici des concentrés de glace chaude aux amandes. Après toutes ces réformes.

Le barman a les cordes vocales tranchées, rappel quotidien d’une décision irrémédiable prise un soir d’été soixante-huit de répondre par le silence et de manière définitive aux conversations vides qui l’assaillaient. Ses cheveux sont hirsutes, dans les tons orangés ; il est filiforme, porte une redingote grise, et ses initiales sont tatouées sur le lobe de son oreille gauche. Dans un coin, affalés sur leurs chaises comme deux manteaux de fourrure oubliés à la fin d’une soirée, deux docteurs en Psychanalyse Urbaine théorisent sur la virtualité de se cracher au visage, accordant leurs désaccords à force de noms d’oiseaux, passereaux, corbeaux, de manière si vivante et emportée que n’importe qui ici, soit le barman et moi, finirait par croire qu’ils se sont réellement projetés l’un à l’autre leur salive au visage. Mais ils se tournent le dos, et leurs mots se déploient au dessus de leur tête pour combattre à force d’esquives, d’amplitude sonore, de rires moqueurs, sous le haut commandement d’une confiance imbue et aveugle en leur propre vérité.

Une ombre d’air froid se précipite puis disparaît, annonçant l’arrivée d’un nouvel Elément au « Café de l’Image Innée ». Se traînant sur ses pattes avants, se tractant, rayant le plancher, émettant un son rauque comme celui d’un chien qu’on aurait emmuré, effrayante et pourtant capable d’extirper de la pitié aux regards qui la suivent, soit le barman et moi, une gargouille tente de rejoindre le pied du comptoir, l’arrière-train pris dans quelques briques encore cimentées qui refusent de se désolidariser. La chute qu’elle vient de subir, à moins qu’elle n’ait tenté et réussi à s’évader, se laisse deviner terrible et douloureuse, comme à chaque fois que l’on tombe de haut, d’une église, d’un toit, d’un petit édifice enfoui en soi.

Il faudrait que quelqu’un la soulève pour la poser sur le bar. Soit le barman, soit moi ; nos regards se croisent, dans le miroir, entre les bouteilles de whisky. J’ai maigri.




[Intra-Muros] [38]

vendredi, mars 23, 2007

EXTRACTIONS-CINQUANTE-DEUX

----- Kim Newman / Hollywood Blues
----- Editions Gallimard, Folio SF, 2006 /\ "Night Mayor", 1989

« Le public était debout à présent. Tous nous insultaient et essayaient de nous frapper. Deux personnes avaient sorti des torches de nulle part et les brandissaient avec le zèle d’un groupe de paysans transylvaniens soûls fondant sur le château de Frankenstein pendant un orage électrique. Des voix rauques nous promettaient de déplaisantes façons de mourir. »

READ DURING WEEK 07&08/07
Les autres extractions du livre, ici.

[FINGERTIPS4]

--------------- 'Dans le feu' (c) Lyrics based on Cheval Blanc/Noir, Piano & Vocals by Voiker recorded March 23 - 2007
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--------------- Rajouté dans le mini player le 30 mars 2007

EXTRACTIONS-CINQUANTE-ET-UN

----- Haruki Murakami / Le passage de la nuit
----- Belfond, 2007 /\ "After dark", 2004

« Moi, je crois que l’être humain, son carburant dans la vie, c’est la mémoire. Et cette mémoire qu’elle garde des choses importantes de la réalité ou non, c’est pareil, puisqu’elle sert juste à maintenir les fonctions vitales. C’est que du carburant, voilà. Que ce soit des pubs dans des journaux, des livres de philo, des magasines de cul, ou une grosse liasse de billets de 10.000 yens, quand tu mets tout ça au feu, c’est que du papier. Le feu, il brûle pas en pensant : «Oh, ça, c’est du Kant ! » Ou : « Tiens, c’est l’édition du soir du Yomiuri ! » Ou encore : « celle-là, elle a de beaux nichons ! » Pour le feu, c’est que des bouts de papier. Là, pareil : les souvenirs importants, ceux qui le sont moins, ou ceux qui n’ont aucun intérêt, ils deviennent tous, sans distinction, du carburant. »

READ DURING WEEK 05&06/07
Les autres extractions du livre, ici.

jeudi, mars 22, 2007

[FINGERTIPS3]

--------------- 'Du Chaos' (c) Cheval Blanc, Piano line by Voiker recorded March 23 - 2007
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--------------- Rajouté dans le mini player le 30 mars 2007

QUATRE-?


LA bonne nouvelle de la journée.
"Pour le reste, sa survie, c'est sombre, profondément sombre..."


[Recadrage] [8]

lundi, mars 19, 2007

EXTRACTIONS-CINQUANTE

----- Antoine Volodine / Nos animaux préférés
----- Seuil, Fiction & Cie, 2006

"Il y eut un temps où sur les surfaces de brique la peinture blanche servait à construire une histoire et à appeler à l’aide ou à la révolte, il y eut un temps où des hommes et des femmes niaient l’idée de la défaite, il y eut un temps où même les animaux savaient établir la différence entre l’envers et l’endroit du décor."

READ DURING WEEK 50/06
Les autres extractions du livre, ici.

vendredi, mars 16, 2007

GRANDS-MOULINS


Avec le respect que l’on doit à une bête de somme qui travailla dans l’abnégation à sa mission puis qui, finalement abandonnée sans somation, finit lentement par se fondre dans le paysage et, sans tituber, s’arrêta de bouger un matin aussi anodin qu’un autre, pour pourrir alors sur pied, laissant vers et morsures infatigables du temps qui passe la ronger jusqu’à l’os ; qui continue, au moment où je vous en parle, de se tenir debout, immobile, endormie dans le renoncement et l’inutilité, laissant admirer ses côtes, ses poutres et ses flancs appauvris comme ces squelettes effrayants qui pendent à côté du tableau dans les classes de sciences naturelles et les facultés de médecine.

Avec ce sentiment insolite et quasi-mystique qui accompagne la découverte de la carcasse d’un dinosaure, dans son intégralité, et dont la taille gigantesque, le volume imposant le rendent presque plus vivant encore que lorsqu’il était encore vivant ; l’observer en tournant lentement la tête, le soleil en contre-jour, et tenter d’en discerner les différentes parties, leurs fonctions oubliées, se rapprocher de la bête qui s’impose au panorama de toute son unité obsolète, fenêtres décharnées, carreaux absents ou brisés, comme des dents qui se déchaussent dans la clarté impudique d’un caveau à ciel ouvert.

Avec cette peur de croiser dans la rue un ancien, qui conserverait sur son visage des stigmates évoquant l’état de conservation du bâtiment, les yeux opaques, la peau desséchée et craquelée du crâne, le visage creusé, tellement creusé que vous y liriez sur les os apparents des mâchoires les peintures rupestres laissées par les jeunes des environs sur les murs efflanqués qui soutiennent encore un peu l’édifice.

Avec la tristesse des 14 juillet, quand nul ne vient déposer de gerbes de fleurs au pied du monument de la mort industrielle, à Marquette. Pas de défilé, hormis celui éventuel des nuages dans le ciel qui laissent traîner leur ombre sur les silos et la minoterie. Pas de musique pour les escorter, si ce n’est celle des cris aigus et des battements d’ailes des mouettes qui jouent entre les péniches croisant sur la Deûle.

Et je me sens aussi inutile et déplacé que Don Quichotte, au pied des Grands Moulins de Paris.



[Intra-Muros] [37]
Mes photos des Grands Moulins de Paris à Marquette (59), ICI

jeudi, mars 15, 2007

EXTRACTIONS-QUARANTE-NEUF

----- Hermann Hesse / Le jeu des perles de verre
----- Calmann-Lévy, 1955 /\ Das glasperlenspiel

"Il ne faut pas non plus avoir le moins du monde la nostalgie d’un enseignement parfait, mon ami ; c’est à te parfaire toi-même que tu dois tendre. La divinité est en toi, elle n’est pas dans les idées ni dans les livres. La vérité se vit, elle ne s’enseigne pas ex cathedra."

READ DURING WEEK 47&48&49/06
Les autres extractions du livre, ici.

mercredi, mars 14, 2007

[FINGERTIPS-2]

--------------- 'Innocence' (c) Voiker, recorded March 14 - 2007
--------------- Importation du fichier mp3 sur votre ordi-: click-droit ICI puis 'enregistrez la cible sous...'



--------------- Rajouté dans le mini player le 30 mars 2007

mardi, mars 13, 2007

EXTRACTIONS-QUARANTE-HUIT

----- André Gortz / Lettre à D.
----- Galilée, Collection Incises, 2006

"Un amour naufragé, impossible, ça fait au contraire de la noble littérature. Je suis à l’aise dans l’esthétique de l’échec et de l’anéantissement, non dans celle de la réussite et de l’affirmation."

READ DURING WEEK 04/07
Les autres extractions du livre, ici.

vendredi, mars 09, 2007

BRITISH-MUSEUM


L’image passe, comme un bus à deux étages, devant mes yeux, mais –elle- je la retiens, je la recentre en moi, l’empêchant de se fondre dans le flou du présent perdu. Depuis le trottoir, sur Great Russell Street, j’affirme avoir vu, sur la chaussée, une pirogue avec à son bord des loups. Deux, trois, peut-être beaucoup plus, et je vous laisse me les compter. Leur poil était rasé très court, à la manière des lévriers afghans, et leurs gueules ouvertes baillaient en silence. L’écoulement de la rivière remplaçait celui des voitures. J’ai presque failli ne rien remarquer ; et me voilà désormais à pouvoir affirmer avec assurance les avoir bel et bien aperçus. N’y voyez là ni vantardise, ni solitude désabusée ; cette vision m’appartient ; peut-être la peindrai-je un jour.

A dire vrai, j’ai moins d’assurance à vous certifier l’exactitude du nom de la rue ; il en va de même pour l’instant précis auquel cela m’est réellement arrivé. Quant à me rappeler si cette vision m’a traversé l’esprit avant d’entrer au British Museum, ou après… J’ignore également si ce détail a son importance. Je vous laisse me manipuler et tisser les liens que vous voudrez.

Et puis tout cela n’a aucune importance ; je laisse infuser mes chaussures sur les rives du trottoir, pendant que les loups rient en silence ; ils se moquent bien de considérer comme moi que les musées ne se lassent, imbus d’eux-mêmes, de laisser admirer le contenu de leurs entrailles, même aux yeux mêmes de ceux qu’ils dépouillèrent un jour au son du canon, rassemblant impunément les butins et vestiges des vols, saccages et pillages des escrocs militaires d’antan ou financiers d’aujourd’hui. Egypte, Grèce antique, Italie romaine, Inde, Cambodge, Vietnam, Thaïlande, Afrique, Amériques. Vos propres entrailles, votre propre mémoire.

Je vais faire pareil ce soir, fracasser les portes de mes voisins de palier, me servir au hasard de mes étonnements, et puis j’ouvrirai une galerie dans la vieille ville pour y présenter les pièces les plus parlantes de mon expédition nocturne ; des gens du monde entier viendront admirer les traces de ces gens, je disposerai une urne pour les dons, car il faut que je m’équipe d’un nouveau pied de biche ; j’aurai également enrôlé de force la petite du 513 pour faire le ménage dans la galerie. De nuit, bien évidemment, avec des chaînes au pied.

Assis sur un banc de Hyde Parc, un vieil homme s’appuie des deux mains sur sa canne, centrée entre ses jambes serrées. Je ne me souviendrai jamais que de son profil, en contre-jour, et du code barre usé, resté collé sur le manche de la canne depuis toujours. Mon British Museum à moi.


[Intra-Muros] [36]