mardi, novembre 28, 2006

AU-BORD-DE-LA-MARE


J'ai repéré le phénomène pour la première fois au bord de la mare qui somnole, bordée de lupins, au fond de la prairie de l'un de mes voisins. Un banc sur lequel j'imitais la mare; un livre posé sur mes genoux, la vue qui baisse lentement, une chaleur léthargique qui me prenait en douceur, les sillons de quelques carpes frôlant la surface de l'eau. Je n'irai pas jusqu'à dire que je fus le premier à être témoin des premiers symptômes de l'Exil; nul ne sait vraiment quand tout cela a commencé, ni même si, à l'heure qu'il est, tout est terminé.

Les premiers sifflements n'éveillèrent en moi aucune réaction, n’ayant pas pris d’abord pleinement conscience de ce qui se passait; il faut parfois plus de temps qu'il n'en faut pour se rendre à l'évidence. C'est l'intensité des sifflements, leur multiplication qui me ramenèrent là où j'avais toujours été, au bord de la mare: un par un, puis par paquets, les roseaux s'arrachaient à la tourbe et décollaient comme des flèches tirées du fond de l'eau, dans des trajectoires fièrement rectilignes, montant vers le ciel comme les fusées d'un feu d'artifice, pour disparaître hors de ma vue, laissant retomber derrière eux une pluie fine de gouttes maronnées, désordonnée et aléatoire, qui me tacha le nez, la chemise, la couverture du livre. Les roseaux s'étaient fait la belle, avaient mis les voiles, cap vers les étoiles, dans l'indifférence affichée des carpes qui semblaient fixer leur regard sur un seul et même centre d'intérêt désormais: mes sourcils. Froncés.

Dans les heures qui suivirent, le craquement déchirant des racines m'annonça le départ des arbres du jardin, et je regardais par la fenêtre leur mise sur orbite, plus pour le charme magistral et la puissance insensée qui se dégageait de leur décollage, que pour tenter de trouver la moindre esquisse de réponse à un phénomène auquel j'avais déjà imaginé différents noms; exode végétal, déverticalisme des espaces verts, épilation volontaire de la terre nationale.

Il ne fut bientôt plus question de repérer quoi que ce soit, tant le paysage nouveau s'imposait de lui même: le monde perdait en dimension, en perspective, en hauteur, et sur les visages de tout un chacun, le même regard interrogateur, et le même embarras à pouvoir ne serait-ce que formuler clairement l'interrogation qui justifierait les trais lisibles sur les visages.

Les décollages continuèrent bon train, les poteaux de support des caténaires s'envolaient, emmenant les câblages électriques, entiers ou sectionnés, vers le ciel, tissant d’immenses toiles d’araignées où venaient se perdre les longs courriers qui passaient par là; les rues et les trottoirs se voyaient dégrafés de leurs poteaux électriques et téléphoniques, de béton, de bois, ou métalliques, baguettes chinoises semblant traîner derrière elles des poignées de cheveux libérés. Même les colonnes Morris nous quittèrent, avec les éclairages publics, ceux des stades, et les réverbères.

Comme toujours c’est quand l’automne est arrivé, que ce fut vraiment simple et beau à regarder ; les milliers de feuilles de ces milliards d’arbres se détachèrent là-haut, et miroitant dans les rayons solaires, tournant sur elles mêmes et semblant voguer là où bon leur semblait, redescendirent sur terre, lentes et vagabondes, libérant l’imagination et faisant de chacun le peintre d’un sentiment que les média appelèrent la danse de l’immortalité. Ce fut la première fois -pour moi- qu’ils évoquaient l’événement avec un peu de réalisme.

Je reconstruis en moi souvent cette histoire avant de prendre l’avion. C’est je crois la seule histoire qui me permette de trouver un sens aux déracinements successifs qui m’ont finalement amenés au bord de la mare.

Que je vais devoir bientôt quitter.



[Intra-Muros] [29]

6 commentaires:

Anonyme a dit…

vu d'ici, c'est toujours très beau ces saveurs d'automne.

Anonyme a dit…

très très beau texte Voiker.
Si j'avais les talents de dessinateur dont je rêve, je l'illustrerai.

D'Arcy a dit…

GMC> d'ici aussi. Automne, un seul mot, une musique a lui tout seul.

STRich> Merci. A tout te dire, on a le meme reve...

Anonyme a dit…

la mare est ce une vraie mare>???
très curieux cette histoire de mare,
mais c'est vrail'automne est très doux cette année,vu d'ici aussi
( c'est un mot de passe ou quoi?)
@++

D'Arcy a dit…

IF6> c'est une vraie mare, chez un voisin près de chez moi. L'histoire te semble curieuse, pourtant tu viens de la vivre, avec ton Héron de la mare.
Le texte tente de rassembler mon regard sur toutes ces étapes qui me jalonnent, ces déracinements successifs, changement de lieux, de vies, à un instant où je vais de nouveau changer. Réflexions d'un serpent avant sa mue, de la larve avant sa métamorphose. Avant un nouveau départ, avant de quitter la mare...

Anonyme a dit…

oui je comprends, se rattacher à quelque chose , à un lieu lui donner du sens afin qu'il nous en donne à nouveau ( du reconfort)qu'il y ait un semblant de continuité dans la vie, où que l'on soit.
désormais quand je verrai une mare
j'y penserai aussi à ton lieu sacré.