dimanche, mars 25, 2007

ARMAND-EST-MORT


Hier, douce chaleur interrogatrice d’un mois de mars de durée enfin stable et identique sur les calendriers, même si ceux-ci ne sont plus imprimés, désormais. J’ai l’impression qu’hier, Armand est mort, et je ne sais même pas si c’est vrai. Ces deux femmes que j’ai croisées devant le Distributeur de Pain Conformément Modifié parlaient de lui à l’imparfait, et je n’ai pas osé leur demander s’il s’agissait de celui que je connais. Aujourd’hui, les pieds gelés dans mes bottes essayent de fuir leur appartenance à un système sensoriel élaboré sur plusieurs millions d’années, un système qui, lui, ne m’appartient que depuis quelques milliers de journées. Alors que je franchis le seuil de la Station Ponctuelle de Simulation Structurante et Sociale, sans vraiment me rendre compte de ce que je fais, le barman salue, rétif, se sert un café : jus onctueux de couleur vert pastel, la chaleur qui s’en dégage est rassurante ; on sert ici des concentrés de glace chaude aux amandes. Après toutes ces réformes.

Le barman a les cordes vocales tranchées, rappel quotidien d’une décision irrémédiable prise un soir d’été soixante-huit de répondre par le silence et de manière définitive aux conversations vides qui l’assaillaient. Ses cheveux sont hirsutes, dans les tons orangés ; il est filiforme, porte une redingote grise, et ses initiales sont tatouées sur le lobe de son oreille gauche. Dans un coin, affalés sur leurs chaises comme deux manteaux de fourrure oubliés à la fin d’une soirée, deux docteurs en Psychanalyse Urbaine théorisent sur la virtualité de se cracher au visage, accordant leurs désaccords à force de noms d’oiseaux, passereaux, corbeaux, de manière si vivante et emportée que n’importe qui ici, soit le barman et moi, finirait par croire qu’ils se sont réellement projetés l’un à l’autre leur salive au visage. Mais ils se tournent le dos, et leurs mots se déploient au dessus de leur tête pour combattre à force d’esquives, d’amplitude sonore, de rires moqueurs, sous le haut commandement d’une confiance imbue et aveugle en leur propre vérité.

Une ombre d’air froid se précipite puis disparaît, annonçant l’arrivée d’un nouvel Elément au « Café de l’Image Innée ». Se traînant sur ses pattes avants, se tractant, rayant le plancher, émettant un son rauque comme celui d’un chien qu’on aurait emmuré, effrayante et pourtant capable d’extirper de la pitié aux regards qui la suivent, soit le barman et moi, une gargouille tente de rejoindre le pied du comptoir, l’arrière-train pris dans quelques briques encore cimentées qui refusent de se désolidariser. La chute qu’elle vient de subir, à moins qu’elle n’ait tenté et réussi à s’évader, se laisse deviner terrible et douloureuse, comme à chaque fois que l’on tombe de haut, d’une église, d’un toit, d’un petit édifice enfoui en soi.

Il faudrait que quelqu’un la soulève pour la poser sur le bar. Soit le barman, soit moi ; nos regards se croisent, dans le miroir, entre les bouteilles de whisky. J’ai maigri.




[Intra-Muros] [38]

6 commentaires:

Anonyme a dit…

excellent voiker, ça me plaît beaucoup,
j'ai lu d'une traite et j'avais l'impression d'y être,
j'adore quand tu dis "chaque fois qu'on tombe de haut... d'un petit édifice enfoui en soi..."
oui on tombe encore souvent, peut-être un jour s'arretera t-on de tomber ?
bravo, voi. keep on going...

D'Arcy a dit…

IF6 & GMC> Merci à tous les deux...

Anonyme a dit…

je reviens lire ce texte que j'aime beaucoup,
il y a quelque chose qui m'attire,
comment tomber de ce petit édifice enfoui sans se faire mal,
comment amortir la chute terrible et douloureuse,
en écrivant peut-être?


bonne journée..@+

D'Arcy a dit…

En écrivant, peut-être.
Je pense comprendre ce que tu ressens, ce que tu tentes de discerner.
Ecrire, pour amortir la douleur de la chute ? L'ayant écrit, je ressens cette chute intérieure, et j'en entends le bruit assourdi, un bruit enfoui, lui aussi; et je pense que l'écriture cherche à 'sonoriser' le bruit enfoui de cette chute, à le faire entendre, à lui donner du volume, à l'exterioriser.

Anonyme a dit…

Excellent. Décidémment, je reviendrai :)

D'Arcy a dit…

Ada> Merci...