lundi, juin 25, 2007

NAPHTA


Jusqu’au goulot des bouteilles, en lieu et place du liège.

Aux premières loges, dès la première lueur, perché sur un monticule d’immondices, un amas de rejets, des rebus par milliers, une montagne de déchets. Ne pas y être enseveli, dans le balai du vent, mes plumes malmenées, étendard endeuillé planté au sommet d’un trône. Le trône. Du royaume de Naphta.

Sur la crête de la décharge, je suis un petit phare noir ridicule observant détaché tous ces restes insensés, -trop nombreux pour sciemment pouvoir donner à leur accumulation sur une étendue si vaste un sens véritablement rassurant sur leur origine, leur raison d’être, la facilité avec laquelle ils sont ainsi reniés, trop colorés pour ne pas manquer de souligner leur inadéquation avec la configuration naturelle des choses, trop précisément calculés dans leurs formes pour ne pas rappeler comme une insulte cette volonté effrénée et effarante de dénigrer aux hasards de la nature, ou à l’inspiration de l’artisan, le droit naturel à l’unicité, trop anodins et médiocres dans leur qualité au toucher sans pour autant, la honte mise de côté, les empêcher de se promouvoir, dans l’ignorance fertile et envahissante qui cancérise les cités, comme l’avènement suprême et ultime aux frontières de la modernité, trop nauséabonds dans leurs effluves au sortir de la production, pour ne pas sourire tristement quand certains vous expliqueront, vantardise convaincue, que cela ‘sent le neuf’- je regarde les ombres de mes pensées battre de l’aile et les écoutent se répondre à elles-mêmes, en ombres chinoises, reflétées dans le silence amorphe, déshumanisé, écervelé, de la paroi blanche et lisse d’une cafetière électrique rebutée, abject objet acté dans le plastique.

Ethylène et Propylène, molécules les plus consommées, enfantées dans le liquide embryonnaire du Naphta par des pères allemand et italien couronnés du prix Nobel de chimie ; Naphta originel, unité de base de la pétrochimie, substance même de la non-substance qu’elle incarne, que l’on en tire, qui nous désincarne. Comme des sangsues assoiffées du sang organiquement mort de la terre, usines et procédés du culte de Naphta remplacent la matière noble et les arts millénaires qui grandirent dans le respect des traditions, du temps qu’il faut au temps pour bien faire, des heures passées sur l’établi qui faisaient du moindre objet une œuvre génétiquement unique, l’expression isolée et sentimentale de celui qui l’a réalisée, une œuvre où chacune de ses pensées se retrouve emprise dans les contours d’un broc, d’une lampe, d’une table de chevet ; le respect des heures passées qui se fait gage de la convergence humaine entre celui qui créée et celui qui recevra, ce lien des heures passées qui crée l’essence de la chose, qui enroule autour de lui dans le silence et pour toujours les risques affrontés et vaincus, les doutes du créateur, la magie des doigts, les blessures parfois, et toujours le plaisir de s’investir pour un autre.

Ars, artis, du plus profond des cavernes de la langue où la flamme de l’expression vacille et cherche son assurance, artisan ou artiste, deux mots écartelés dont les sens un instant, l’espace de quelques siècles anciens alourdis d’armures et d’épées, de royaumes et de châteaux forts, ne firent qu’un.

Jusqu’au goulot des bouteilles,
en lieu et place du liège.





[Intra-Muros] [45]

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