lundi, octobre 23, 2006

LA-CASSETTE


Elle avait presque oublié le souvenir de l'existence. De l'existence de cette cassette, un support d'enregistrement qui mugit encore si vous trouvez le lecteur adéquat. Un éléphant qui s'assoupit, lentement, dans le cimetière des éléphants. Qui barrit encore si vous savez lui demander. Peut-être dans un placard, désordonné, ou sous un lit, abandonné. Seulement après avoir trouvé en vous-même le moment propice pour l’écouter.

Celle qu'elle fut il y a longtemps l'avait gardée, ensevelie sous des courriers, des cartes postales, des petits souvenirs de pas grand-chose, des vieux stylos, des plumes de corbeaux, dans une malle, son jardin secret, celui dont elle ouvrait naguère la grille avec une clé forgée dans l'innocence de ses dix-huit ans. A quelques mois près. Qu'elle a toujours gardée. La clef a peut-être rouillé; pas son innocence. Le temps a peut-être lui aussi rouillé; ses souvenirs sont parfois en partie rongés ; mais pas par les remords; oxydés simplement par l'inactivité, l'amoncellement des journées inutiles, des mois d'exil, des années bissextiles. Encore plus longues qu'avant.

Ce week-end, elle a pris discrètement le vieux magnétophone qu'elle avait donné aux enfants et a réinséré la cassette. Sur les deux faces, des leçons d'anglais. D'un côté. De l'autre... Cette cassette, gardée précieusement parmi les bribes de son passé, n'a jamais été celle sur laquelle je lui avais laissé ma voix, mais elle la conservait, persuadée que c'était celle-là. Peut-être fut-elle bien celle-là, jusqu'au jour de la maladresse. L’effet de surprise passé, la déception fit ressurgir en elle les brumeux contours hypothétiques d'un sentiment lointain qui tentait de s’effacer: le contenu de la cassette, le son de ma voix, comme une lettre que je lui écrivais, que je lui lisais. Elle se revoit assise dans sa chambre, tant d’années auparavant, dans cette maison où elle n’habite plus, devant le petit magnétophone. A écouter. A l'écouter. A la réécouter. Ses oreilles qui entendaient pour la première fois une voix qui lui disait qu'elle l'aime. Une voix qui voulait qu'elle lui réponde de la même manière; j'entends, sur un support identique. Elle n'a jamais pu. Elle n'a jamais voulu. J’entends, elle n’osait pas.

Assis en face d'elle dans un coin, au coin de la rue, au café du coin de la rue, j'ai les yeux qui se noient au fond de sa tasse de thé. Etait-ce un morceau de moi qu’elle voulait garder, par amitié, pour fleurir son jardin secret ? Où l'avait-elle gardée parce qu’elle pressentait qu'on allait se perdre. Se perdre de vue. Peut-être définitivement. Je n’ose lui demander. Etait-t-elle sentimentale, accordait-elle une place particulière à chaque objet ? Cette cassette qui traversait le passé. Sous une fausse identité… Une partie d’elle même l'a-t-elle trahie, en somme ? Comme un meuble drapé dans une maison abandonnée, que l'on revisite plusieurs décennies après, et si la forme est toujours là, le meuble a disparu sous le drap. Il y a bien quelque chose qui ressemble à un meuble ; mais ce n’était pas celui là... Sa main tremblait-elle quand elle a introduit la cassette ? S’est-elle sentie emportée par l'ouragan du doute en découvrant que le meuble n'était plus là ; peut-être plus loin, peut-être l'autre face. Le drap soulevé, le meuble qui se dématérialise et disparaît. Et de se raccrocher au drap, pour ne pas qu'il s'envole ; de le regarder, de lui parler, de tenter dans un effort de se souvenir intensément du contenu de cette cassette, qui n'est plus celle qu’elle croyait être.

Et puis le retour à la réalité, une cassette d'anglais dans la main. Et ranger le magnétophone, et repartir dans le présent, et laisser ce passé qui doublement n'est plus. Le passé n'est plus, et la cassette n'était pas. Dans la beauté et la pureté de ta confession si douloureuse, dans ce sentiment que tu as peut-être d’avoir égaré une partie de moi, j'ai envie de te consoler. Je ne sais pas si je te comprends, si tu me comprends. Mais si mes lignes te font penser à toi, laisse-moi alors te consoler.

Certaines choses n'ont aucune valeur. Au départ.


[Intra-Muros] [27]

5 commentaires:

Anonyme a dit…

superbe, voiker

D'Arcy a dit…

GMC> Merci por le compliment, si je peux me permettre de lire ton adjectif comme tel... !

Anonyme a dit…

gmc aime beaucoup cette définition du terme "compliment":
- rappel de souvenir à des personnes absentes.

Anonyme a dit…

tu es en vacance voiker?

D'Arcy a dit…

IF6> non non non, pas de vacances, toujours là, peut être moins prolique ces derniers temps. Ces derniers étant d'ailleurs très chargés, laissant dès lors peu de place à la réverie....