mardi, décembre 05, 2006

L'ARMEE-DE-LA-NUIT

Je me tourne et me retourne dans le lit, ce nid carré que l’on dessinera sur mesure, à la démesure de nos rêves de vie éperdue, portée par mon souffle et inspirée de ton regard, sans commune mesure avec la petitesse et l’étroitesse blêmes et blafardes communément acceptées et qui s’écoule au long des jours de mascarade, où se noient névrosées des envies non-affranchies dont on feint d’ignorer la déception que l’on en retire à postériori, où chavirent désabusées des réflexions préméditées dont la dernière que l’on a croisée viendra nourrir le feu de la prochaine conversation, où s’éperonnent fiévreusement des pensées rétrécies par l’égo des autres et le renoncement à juger bon de leur faire entendre d’autres sons ; dans ce dédale où des automates absents, promenant leurs animaux et leurs véhicules domestiques, soignent leur esthétique, vagabondent sur la voie publique et dans nos ruelles intérieures, hagardes, emplies de sonorités étouffantes, d’images persistantes et d’opinions décharnées qui mènent, une peur inavouable au ventre, vers une fin cousue de fils blancs.

La chaleur de ton instinct s’est dissipée un peu, tu dors tranquillement, ta respiration rythme sournoisement le temps qui s’évapore et qui transporte bien loin avec lui toutes les contraintes d’aujourd’hui. Ce nid douillet, les oreillers moelleux et caressants, le duvet gorgé de plumes, et ton corps, beau. Je me lève, nu, et mes pieds s’enfoncent dans la glaise humide du champ de mes pensées. C’est une aurore lancinante, teintée de brume fantomatique qui tantôt survole, tantôt câline la terre, froide et austère, quelques bosquets se devinent lentement, sans pour autant laisser préjuger de la suite. J’imaginerais volontiers le bruit d’un ancien pistolet, l’odeur de la poudre, la chute étouffée d’un corps qui s’affaisse sur le sol mouillé. Il règne en moi l’angoisse dramatique qui prend l’observateur à la gorge quand un destin se scelle sous ses yeux.

S’alignant à perte de vue devant moi, les errances capricieuses de la brume les rendant semblables à des charbons brûlants dont la pluie exhalerait les derniers souffles, têtes de corbeaux surmontant des corps d’hommes, tout vêtu de noir et régulièrement espacés, l’Armée de la Nuit me fait face, immobile. A bien y regarder, certaines lignes sont édentées, des vêtements traînent sur le sol, des claquements d’ailes et des croassements crèvent le silence et la brume, comme les cris des nouveau-nés. Je ramasse une chemise, un pantalon, les enfile. J’en prends également un jeu pour toi. Je suis transi par le froid et brulé par l’envie de me mettre à courir, de faire souffrir mes muscles, dans la douleur et dans la sensation d’une joie que j’ai du mal à comprendre, une euphorie que mon enveloppe corporelle a bien du mal à contenir. Je me sens pousser des ailes. En quelque sorte. Nul doute que c’est effectivement ce qui est en train de se passer.

La brume dissipée,
le champ libre,
à la première éclaircie,
j’essayai de voler.
J’échouai.


[Intra-Muros] [30]

17 commentaires:

Anonyme a dit…

salut voiker,
ce texte est très réussi, j'adore le melange de rêves et de réalités, et puis essayer de voler, c'est troublant

Anonyme a dit…

Sans points d'attaches, comme une tentative de se libérer d'un corps, invisibles, les ailes.

Et prendre de l'élan, courir donne cette sensation d'absorber le vide, une chute libre sans écueils.

Anonyme a dit…

un point d'attache tout de même, le nid douillet, l'oreiller duvet de plumes et le corps chaud ,
le point d'ancrage où l'on fabrique ses ailes ?

D'Arcy a dit…

Wanchai> bien imagé, Wanchai. Tes remarques me complètent....

Eden> jolie image aussi que celle que tu suggeres d'une chute sans écueil. L'idée est effectivement de se libérer, ..., mais pas du corps. De quoi alors ? je n'arrive pas vraiment à le (me) formuler, mais ça viendra...

Anonyme a dit…

Belle élévation, thématique respectée. Nu de corps, ruisselant d'esprit, tu es paré pour le voyage. Mais n'oublie pas les attaches.
K

Anonyme a dit…

laisse-toi conduire, c'est elle la pilote, pas toi; toi, tu n'es que celui qui contemple.

Anonyme a dit…

Voïker, alors si ce n'est pas se libérer du corps, c'est du moi comme la chanson pauvre du cheval fleur.
http://outremerchevalblanc.hautetfort.com/archive/2006/11/26/pop-de-mes-deux-phalanges.html

Hé ! ;)

D'Arcy a dit…

K> Les attaches, non, je ne les oublie pas. J'en parlais dans le texte précédent, d'ailleurs...

GMC> J'aime à la contempler; elle est bien le pilote, même si elle a la beauté de ne pas s'en rendre compte...

Eden> Se libérer du moi, et de ses propres conditionnements, maybe. Un sujet de prédilection de GMC.

Anonyme a dit…

elle est aveugle. cf satprem:

"sans lui, nous sommes prisonniers d'une force aveugle. sans elle, prisonniers d'un vide ébloui."

Anonyme a dit…

Alors de se libérer de quoi ?

D'Arcy a dit…

Eden>... du premier paragraphe...

Anonyme a dit…

ah oui il y a le 1er paragraphe , il y a toujours ce genre de 1er paragraphe qui nous empêche de vivre.
la petitesse et l'etroitesse communement acceptée, les fins cousues de fil blanc , bien dit
flippant mais bien dit.

D'Arcy a dit…

Wanchai> je ne sais finalement le quel est le plus flippant: de savoir se rendre compte de cette situation telle que décrite au paragraphe un, ou de savoir que bon nombre de personnes ne s'en rendent pas compte...

Anonyme a dit…

rien n'est flippant; la peur est une création du mental. c'est le premier contact qui est hallucinant, vertigineux, etc

Maya, l'illusion, est fort puissante et comme les gens se prennent pour des dieux - même si leur déité s'appelle souffrance (tu comprends "c'est MA souffrance à MOI") -, ils n'ont pas envie d'entendre que "l'homme est un pur néant" (maître eckhart).

pour la suite, voiker, il suffit d'être sans désir - le désir est lourd et fait chuter la forme mentale - ou âme si on veut- vers ce qu'on appelle communément les abîmes.
sans désir on flotte, c'est cool.
si chanceux, on met le pied sur l'intersection des contraires ou centre du monde ou autre nom peu importe.là où elle le rencontre.

Anonyme a dit…

salut bien bien,

merci petit paradis pour l'explication de texte ! ;)

oust ! une divine blanquette de veau me tend les bras

à bientot, plus assidu à ma tache je promets diantre & chienne de vie

yah !

Anonyme a dit…

hello voiker, cette discussion est super interessante,et il y aurait tant de choses à dire , mais pour faire bref,
l'homme pur néant? je ne suis pas d'accord, car sa durée de vie sur terre , et la conscience qu'il a d'y être même si la fin est connue, c'est douloureusement concret.
le mental ok mais uniquement ça, c'est pathologique car on ne peut nier l'humain en nous
Il y a une chose à comprendre c'est que l'Autre est incapable de combler le manque initial ,et que chaque relation et rencontre entre humains doit permettre d'avancer et de se construire "mentalement" pour comprendre , integrer et se remettre en cause ,car le mental ça sert à ça, se construire , analyser, prévoir, anticiper, accepter aussi l'indifference ou la connerie des autres (le er paragraphe)comme étant le mal nécessaire , j'hésite à poster ce com qui n'est pas terminé car le desir , oui c'est un peu le pb, mais en même temps que GMC se rassure ce n'est qu'une manifestation de notre dépendance hormonale , donc limité dans le temps. alors Quoi?où est l'amour dans tout ça?

D'Arcy a dit…

GMC> En phase avec toi sur cette longue route à pratiquer pour se débarasser de nos désirs, souche cancérigène de notre malheure quotidien, travers enfantin stimulé par la société de consommation. Je m'y essaye, j'y parviens parfois. Mais longue est la route aussi.
Wanchai> Je cherche à être une remise en cause permanente, une construction flottante: c'est ce genre de configuration qui peut permettre non pas une mais des analyses, à la fois intellectuelles et très humaines aussi; qui peut permettre non pas de prévoir, mais de voir; qui peut permettre non pas d'anticiper, mais de voir. Voir et voir encore, où sont sensées aller les choses, et non pas où je voudrais qu'elles aillent.

Quant à l'amour...