vendredi, septembre 08, 2006

CERF-VOLANT


J’envie mes deux pieds posés sur le sable, qui souffrent peut-être sous mon poids, mais qui jouissent pour l’instant du privilège d’être redescendus au niveau de la mer. Le ciel lointain se verse sciemment un fond de rosé, le ventre des nuages s’empourpre. Je médite sur la différence entre soir et soirée. Batz-sur-mer.
La plage est largement dévidée. Je ne vois sur son flan sablonneux que des enfants ; même ce couple de vieux, assis près d’un rocher, immobile dans le temps ; leur canne à la main, rêvant de rêver encore. Plus loin, certains marchent, d’autres jouent; d’autres encore.
Une estafette s’est arrêtée près du ponton. Trois pêcheurs s’y affairent à l’arrière, préparant leurs cannes, leurs hameçons, leurs rêves de petit garçon. Des pêcheurs de nuit. Quel genre de poisson peut-on pêcher à cette heure-ci ? Des poissons lune prendront-ils tout à l’heure leur bain de minuit par ici ?
Le phare de l’Ile-Dieu étoile par intermittence l’horizon de manière hésitante. J’aime à croire qu’il est fixe et que c’est l’île qui tourne en rond. Mais je sais bien que c’est moi. Le faisceau de lumière continue de décrire son large cercle ; que cherche-t-il au fond… Certains rochers te raconteront, si tu viens, que parfois la lumière s’arrête sur les oiseaux dissipés, pour les ramener jusqu’au phare, et qu’ils se consument dans son halo comme le font les moustiques dans les flammes des torches que l’on plante dans le jardin l’été.
J’ai laissé cet autre moi dans la voiture, et j’espère qu’il s’est évanoui à l’heure qu’il est. Il a passé la journée au volant aujourd’hui, depuis Arles. Jusqu’ici. S’il était descendu de voiture, il se serait assis sur le trottoir, les yeux dans la mer, les bras reposant écartés, les veines tranchées, laissant filer leur carburant dans deux seaux remplis de liquide de batterie, y créant des précipités de sentiments acerbes, déformés, illusoires. Déchirés. Meurtris. Expression artistique directe des émotions. Sans pinceau. Ma vérité se déversant au fond des seaux.
Le vent se lève, et le cerf-volant qu’il emmène aussi. Courbures lentes puis rapides, verticales, sursauts, cambrures, tracés sur la boucle imaginaire de l’infini. Sa vie qui ne tient qu’à deux fils. Je donnerais tout pour en faire de même avec le fil de tes pensées, le serrer très fort autour de mes poignets, me laisser entraîner, ne plus jamais devoir rembobiner la mémoire que j’en ai ; te sentir vibrer dans mes mains. J’aimerais tant aussi que nous soyons ces deux fils, modestement parallèles, qui s’élèvent dans le ciel, qui guident cette pièce de tissus tellement imprévisible et si belle à suivre; toujours équidistants, toujours dépendants, inséparables, qui parfois s’emmêlent, se démènent, se démêlent, qui s’animent et créent la beauté du mouvement dans l’instant ; matérialisent le vent. Que quelqu’un nous tienne dans ses mains, et nous prenne en main ; quelqu’un de bien, comme le destin.

Au Fil du temps. Au Fil de l’eau.
Le temps qui flotte; Les vagues s’y s’égrainent.


[Intra-Muros] [21]

11 commentaires:

Anonyme a dit…

beau texte( con poquito tristeza), tu construis ton monde? ou le monde te construit?
Des pieds dans le sable de l'un aux sentiments de l'autre, qui soit dit en passant, a bien fait de ne pas descendre de voiture... le destin est quelqu'un de bien, c'est beau dit comme ça!si ça pouvait être vrai!
Arles peut-elle inspirer tant de tristesse?
( je fais l'idiote mais ça ne se voit pas!

gmc a dit…

tu progresses en lyrisme, voiker, mais on sent encore beaucoup d'écorchures.
qu'importe, le destin est quelqu'un de bien, tiens une petite histoire:

Il était une fois (toujours commencer comme ça, c'est l'odeur de l'enfance qui revient) un roi qui avait de méchantes sautes d'humeur; un jour, il allait mal et, dans ce cas, il plongeait dans des déprimes plus noires que noires et, le lendemain, son euphorisme l'emportait dans les excès inverses. cette situation nuisait au bon fonctionnement du royaume.
une nuit il fit un songe,; un génie lui apparut et lui dit: "il faut que tu trouves un certain anneau, cet anneau guérira tes maux".
le roi envoya des messagers partout dans le royaume et, pendant des années, ils cherchèrent en vain.
cependant un jour, l'un d'entre eux finit par le trouver au doigt d'une vieille femme au regard serein.
on ramena l'anneau au roi et, à partir de ce jour, chaque fois qu'il devenait trop euphorique, il regardait l'anneau et son regard s'assombrissait et, chaque fois qu'il sombrait dans la dépression, il regardait l'anneau et son visage s'illuminait de nouveau.

à l'intérieur de l'anneau étaient gravés ces mots: "ça aussi, ça passera".

Anonyme a dit…

Voiker > Si tu savais comme c’est reposant de passer chez toi, loin des discussions sur le sens du JE ou du Moi ? j’ai l’impression de reprendre corps….merci.
Au fait, nous nous sommes peut être croisés en Arles le WE dernier, j’y suis allé pour les rencontres photos…
Gmc > salut….connais tu Koan ? si non je pense que tu devrais faire sa connaissance, il s’exprime chez moi en ce moment mais tu peux aussi le trouver chez Varna leurs liens sont en favoris...à plus.

gmc a dit…

salut métalogos,
gmc connait koan mais une amie de gmc (très spéciale, cette amie, si l'occasion se présente, cela te sera raconté) a invalidé son discours en moins de quinze minutes de supervision; il faut dire que l'amie en question a un certain nombre d'années d'outre-tombe derrière elle...

Anonyme a dit…

Bonjour.Un beau texte pour illustrer la finesse dont je te parlais.

Anonyme a dit…

Avec mes deux fils, moi j'irais ainsi au bout du monde !

Anonyme a dit…

E. Burne-Jones, Thésée dans le labyrinthe, 1862


Tu vois, il faut des fils partout !

D'Arcy a dit…

IF6> Ah le destin... c'est forcément quelqu'un de bien, puisque c'est moi.... c'est soi, quoi... Quant à la construction du monde, je construis le mien... et j'y crois très fort...

http://wiwilbaryu.blogspot.com/2006/06/chateau-deau.html

D'Arcy a dit…

GMC> Merci pour ton appréciation; et pour ton petit conte aussi. Message très clair. Sans être pourtant convaincu qu'il faille le suivre.

D'Arcy a dit…

METALG> Gratifiant de savoir que certains de mes textes t'apaisent.

D'Arcy a dit…

Saint-Rich> Message reçu... (-smile-).

Delie> Avec deux fils ou deux filles, aller au bout du monde... (-smile-). Thésée; le problème, c'est l'imagerie liée au fil: retenir, retrouver le chemin. Je voulais travailler dans mon texte sur une imagerie inverse, des fils qui créent, et non qui retiennent.