vendredi, octobre 06, 2006

LE-FORUM


Je préfère les paradis minimaux, ceux de la mélancolie, ceux de la réflexion à cœur ouvert, quand je me dépose dans le vent des étoiles et assiste, bercé par le refrain mélodieux de mon impuissance, aux balais célestes, aux mouvements des nuages, au frémissement désuet de ma propre conscience prenant conscience de sa propre inutilité. Peut-être que cette femme les préfère aussi, ces paradis, et qu’elle en privilégie l’accès au quotidien par quelques litres de mauvais vins.

L’abrupt présent. Un week-end près de Calais, une ville dont le nom évoque un verbe conjugué à l’imparfait ; un plein d’essence dans une station service, l’odeur nauséabonde qui y règne, qui cherche peut-être à suggérer l’essence même de ce qui nous fait avancer ; une station plantée là sur la chaussée de droite, irréelle dans ses formes et dans ses couleurs, entre la ville, l'autoroute, la mer, en bordure du Temple. J’y abreuve ma voiture, qui boit sans avoir soif ; je hais les endroits qui n’existent que pour leur fonctionnalité. J’entre dans le magasin pour payer le plein et la rançon, regarde les rayons, me demande pourquoi ils souhaitent absolument faire manger ma voiture aussi. Une femme obèse entre sans saluer celui qui, devant moi, ne sert plus de pompiste; elle file droit au rayon des alcools et prend une bouteille de rosée à la main ; elle la regarde pour la rassurer, la serre contre elle comme on prend soin d’un enfant malade. Elle sait sûrement qu’elle ne vient déjà plus chez eux par hasard.

Elle est obèse ; elle n’est pas jolie ; elle porte un pull rose. Obèse. Pull rose. Bouteille de Rosé. Obèse. Pull rose. Bouteille de Rosé. Obèse. Pull rose. Bouteille de Rosé. Obscène. Pull bouteille de rosé. Overdose. J'ai tellement peur de deviner le sens de la vie qui sévit ici. Tellement peur que cette bouteille soit son carburant à elle. Tellement peur.

Je suis au centre du nouveau centre, la tête ivre du panorama, vêtu d’une toge, si vous voulez bien m’imaginer comme ça. Je passe ma matinée au forum, si vous voulez bien me laisser l’appeler comme ça. Je n’y vois plus de place publique, juste des parkings sans fin qui ne s’embarrassent même plus de cacher leur finalité ; je cherche des yeux -sans le trouver- un lieu pour échanger ou marchander, traiter d’affaires politiques, être aujourd’hui, rêver demain. Je cherche en vain à admirer les complexes architecturaux, mais tout s’affiche au travers de la pauvreté des bardages métalliques, des panneaux criards, des mélodies hypnotiques, des portes automatiques, des cartes plastifiées ; des vies falsifiées. Léthargie de l’esprit créatif, fin des espoirs sur la fresque du savoir, les frises de la beauté ; plus de galerie d’art, ni de bibliothèque. Et toutes ces statues, plus humaines que jamais. J’en perds mon latin. Le forum tout entier n’est qu’un seul et unique Temple. De la consommation. Toute son architecture signifie d’une manière atrocement réaliste les raisons mêmes de sa construction.

Je remonte en voiture. Cette femme ère en moi, il faut que je la libère, ici ou là, ici en l'occurrence. Dans son pull rosa rosa rosam, rosae rosae rosa.


[Intra-Muros] [25]

12 commentaires:

Anonyme a dit…

liberation acceptée et lue avec interet,
c'est triste cette femme, parcequ'elle cumule plusieurs pb,
sauf quand elle prend la bouteille de "rosée", j'ai cru à un moment que l'on pourrait ainsi boire quelques verres de rosée du matin, pour affronter le réel.
ne change rien surtout,
la façon dont elle serre la bouteille entre ses bras, ses mains est-elle déterminante dans cette histoire?
amitiés.

D'Arcy a dit…

IF6> Quel est ton sentiment derrière ta question sur la manière dont elle serre la bouteille ? Cette description te dérange-t-elle, et pourquoi ?

Anonyme a dit…

as-tu un divan dans ton bureau?

(je vais reflechir à cette question et essayer d'y repondre des que j'aurai trouvé la réponse.)
pour l'instant c'est vrai que cette image m'intrigue car déjà vue quelque part, peut-etre aussi dans ce genre d'endroit,
il me semble que les hommes ne serrent pas les bouteilles de cette façon là!
i dont know ..

D'Arcy a dit…

IF6> Ce que je veux comprendre, c'est pourquoi l'image te dérange, car je me demande si elle est en trop ou pas dans le texte. Je ne psychanalyse personne, je te rassure ! Je veux savoir si cette image est utile au texte, ou si il vaut mieux l'enlever.

La bouteille est serrée par cette femme que j'ai vu, et non par moi ou un autre homme.

Anonyme a dit…

Je regarde autour de moi et c'est le Cirque : Domus est un Temple dédié à l'achat de futilités pour nos Villas. L'Atrium (siège d'un grand investisseur francophone) est le Théâtre d'enjeux qui me dépassent. Walt Disney est un Monument de la culture. Quand mettrons-nous Thermes à cette Cité ?

D'Arcy a dit…

SR> Je comptais un peu sur toi, Saint-Rich... les endroits où l'on vit aujourd'hui sont si proches des valeurs que l'on tente de nous faire porter.... J'ignore quelles sont tes réalisations, merci de m'éclairer. j'espère que... Un ami proche est Archi, je te donnerais le lien de son site si cela t'intéresse.

J'avais du mal dans mon texte à trouver le terme exact pour décrire les matériaux de ces hangards de la consommation, style Auchan, Carrefour, autres parallélépipèdes faits de tôle bon marché. J'ai mis 'tôle ondulée', mais as-tu un autre terme à me proposer ?

Anonyme a dit…

non l'image n'est pas en trop dans le texte!
ton texte annonce la couleur,puisque tu dis au début"je préfère les paradis minimaux ceux qui..." le côté réaliste de Voiker.
puis tu parles d'une femme (celle de tes rêves ?) c'est ce que je comprends, et là tu te dis que cette femme , peut-etre qu'elle accède au quotidien par qques litres de mauvais vin.
déjà cette phrase est interessante,
-comment accède t-on aux paradis que tu décris avant, et sont-ils vraiment des paradis? ce mot est gênant.
-qu'est ce que le quotidien? l'abrupt présent, que tu décris après?
bref, tu files de l'essence à ta voiture pour qu'elle marche et tu fais le parallèle avec cette femme -obèse-qui va au rayon chercher une bouteille de ros-ée- rien de bien dramatique la dedans.
sauf qu'elle est obèse, pas jolie, pull rose , et si elle vait été jeune, mignonne, etbien foutue, est-ce que on aurait eu le même texte?
obèse, pull, rose, est ce que c'est en trop cela? peut-etre.
obscène? pourquoi?
et là, tu as tellement peur, de quoi? pourquoi cette peur? une femme que tu ne connais pas?
alors on se dit en lisant, que cette peur est liée à cette femme dont tu parles dans le premier paragraphe, et dont
l'autre, l'obèse,l'obscène, t'a rappelé que peut-etre celle de tes r^ves pouvait etre comme ça.
la suite du texte est interessante ,
et toute cette histoire fait un texte pas si mal,
mais pas un de tes meilleurs dans la façon de relier des élements de ton vécu à la réalité.

pourquoi cela me touche?
Une femme et cette façon de serrer la bouteille révèle tout de sa vie. Elle la serre non pas comme un enfant malade , mais comme un bébé, que l'on croit tout à soi et qui ne se révèle n'être que le comblement d'une solitude sans fin, alors on croit qu'avec l'alcool, ou autre ,on arrivera à survivre.
En fait, je ne connais pas cet état, l'alcool c'est pas mon truc, pour moi, l'accès au réel et aux réalités quotidiennes si dures soit-elles, c'est se coltiner au réel , y aller, dans le monde, sans artifices, et ne pas esperer d'une quelconque manière sauver qui que ce soit.
Bien sur c'est triste de voir des gens qui n'ont pas les moyens de s'en sortir, certains sont esquintés par la vie,
j'en ai rencontré beaucoup dans mon boulot et franchement la seule chose que je pouvais leur apporter c'était d'être là, réelle en face d'eux, les écouter, les regarder vraiment , parler avec eux et apprendre des choses de ces gens là.leur desespoir, leur hargne, leur solitude , tous leurs trucs negatifs m'ont fait avancer , c'est une question d'énergie, positive et négative à échanger.
mais il faut un peu d'amour dans cette relation là, sans s'y perdre soi même.
L'histoire de cette femme que tu n'as fait qu'entre-voir, elle me touche juste un peu par le fait qu'elle serre cette bouteille comme un bébé. Porter et serrer un bébé contre soi, c'est pour une femme je pense, le plus beau moment de l'existence , la plus belle relation d'amour , un flottement béat, où l'on se sent fragile et fort en même temps,
c'est éphémère et si plein de tout ce qu'on recherche , not. dans l'amour, jusqu'au moment du détachement et des réalités et après..
re-seuls, c'est ça?
donc voilà pourquoi,
ton divan était un peu raide,
quand même,( c'est pour rire !)
bonne journée.
(si c'est trop long ou inutile ici, tu effaces . @++)

D'Arcy a dit…

IF6> je vais trouver moi-aussi du temps pour répondre en substance à celle de ton commentaire. Merci de ce feed-back riche sur la perception d'un de mes textes. C'est très important pour moi. Comprendre là où je réussi à passer, là où je ne passe pas, là où des idées se voit mieux que d'autres, là ou des messages ne sont pas compris.

Je reviens vers toi bientôt.
Encore merci.

D'Arcy a dit…

Ce texte part, comme une bonne partie de mes textes, d'un instant de vie vécue, qui me soulève un sentiment, et que je tente de retranscrire dans mon univers et de faire partager. J'étais réellement près de Calais, en train de payer dans une station service TOTAL (vous ne viendrez plus chez nous par hasard....), en périphérie d'un ignoble zone commerciale, comme toutes celles qui peuplent le pays. J'avais envie de faire un texte sur les zones commerciales, attaquer l'évidence de la pauvreté intellectuelle qu'elles représentent, jouer sur le contraste avec la richesse des relations entre les gens sur les espaces publiques du passé, notamment romain. J'ai finalement 'mixé' les deux sujets en un seul texte, jugeant que cette femme pouvait s'insérer aisément dans le texte sur la zone commerciale.

Dès le début donc, je plante le décor dans le premier paragraphe, le décor psychologique; cette femme n'est pas la femme de mes rèves, c'est la femme qui entre dans la station service et que je présente plus loin. La référence au vin est sensé être le pont pour faire comprendre au lecteur qu'il s'agit de la même femme (mais c'est râté, j'ai l'impression.... (!) ). Je ne veux pas porter de jugement sur cette femme, à chacun sa vie et son univers intérieur; c'est le message du premier paragraphe: mes univers minimaux, la chaleur des idées et des sujets que l'on aime: pour moi la mélancolie, le dialogue vrai avec les gens, et la constante certitude que je ne suis que pas grand chose et que le fait de regarder le ciel le soir, ou les nuages, me permet de me rappeler si besoin était; j'ignore quels sont ses univers intérieurs, j'espère qu'elle en a, je l'espère de tout coeur, mais mes doutes me font dire que les étoiles, pour elle, ne sont atteintes qu'au travers de l'alcool.

La transition est comprise de ta part: le quotidien est l'abrupt présent. Pour elle comme pour moi.
Eut-elle été jolie, -elle ne l'était pas-, peut-être aurais-je trouvé un autre sens à ce que j'ai vu. Effectivement. Une jolie fille avec une bouteille de rosée, j'en
aurais déduit peut-être qu'elle allait bringuer avec des copains. Je ne l'aurai peut-être pas remarquée.
Mais c'est bien une fille obèse, avec un pull d'un rose tellement rose, l'obésité venant souligné un caractère de plus en plus marqué de la population; de plus en
plus de gens sont obèses sous les effets de la mauvaise bouffe, et c'est la frange la moins aisée de la population qui en fait pour l'instant les frais. L'obésité
comme signe extérieur de pauvreté. Ce qui est obscène pour moi. Pas parce que je rejette ce que je vois, je ne rejette pas cette femme, je rejette l'incapacité probable du système à lui permettre d'être autre chose que ce qu'elle est.

Ton second paragraphe est juste, tu transcris parfaitement mon ressenti, que je n'avais pas poussé à mettre en mot en moi de mon côté.
La solitude sans fin. Cette solitude me renvoie aussi au caractère vraiement minimal de mes paradis à moi. Une boucle sans fin.
J'adhère à ta vision du combat de la vie, changer le négatif en positif, être vrai avec les gens, savoir leur parler après les avoir écouté. Voir l'énergie, la saisir, l'utiliser, la transformer, la rendre.
Je tente de le faire, je crois, d'une manière poétique dans mon texte, à la fin, quand je colle sur son pull un refrain de Brel, qui clôture la touche romaine du
texte, certes, mais qui veut lui donner, à cette femme, un entrain, ne serait-ce qu'une chanson, une envie. Chanter dans les moments difficiles. Même si elle
berce une bouteille de vin comme on berce un bébé dans ses bras. Tout l'abime de l'abrupte réalité est là. Peut-être.

Anonyme a dit…

Parenthèse
Bardage métallique mais ce n'est pas très poétique.
Serais-je un mauvais architecte que je ne ferais pas beaucoup de mal dans l'océan de ce qui se construit. Je fais en quelque sorte les maisons des trois petits cochons : une en bois, une en terre et une en béton. Je ferai un site quand elles seront finies. Je débute (et bute déjà) après six années confortables à dessiner des jolies choses chez un aîné.
Je suis très intéressé par le lien, ici ou par mail x_saint_rich@yahoo.fr
A bientôt

D'Arcy a dit…

je suis preneur... ça colle, bardage métallique. Il me fallait un nom + un adjectif pour la structue de la phrase, donc c'est parfait pour moi.

Pour le site de Alain, mon pôte Archi, qui commence a avoir un nom, ça se passe ici;
www.ademarquettearchitecte.com

Anonyme a dit…

bien noté.